par Dominique ALBERTINI
Après les récents attentats de Paris, des thèses conspirationnistes ont très vite surgi, amplifiées par les réseaux sociaux et des sites spécialisés.
Mercredi 7 janvier 2015, en début d’après-midi. Les frères Kouachi, douze morts au compteur, commencent leur cavale. Pour beaucoup, l’heure est encore à la stupéfaction. Pour d’autres, il est déjà temps de livrer un avis tranché sur l’actualité. «Attentat de l’Indre, 11 Septembre, Mohamed Merah, Charlie Hebdo… Que de complots et de manigances contre l’islam. Attention aux médias !» Ce message posté à 13 h 01 sur Twitter par l’usager @Abou_djaafar sera largement repris par la suite. Il annonce une longue série de théories attribuant les attentats non pas à l’islamisme armé mais à une sinistre officine liée tantôt au gouvernement français, tantôt à «l’empire américain», tantôt à l’hydre «sioniste».
Le phénomène complotiste n’a rien de nouveau. Il a toutefois connu une nouvelle vigueur à l’occasion de ces événements. Difficile d’en évaluer l’ampleur, sa puissance sur les réseaux sociaux ne reflétant pas forcément son importance dans le «monde réel». Toutefois, il y semble suffisamment répandu pour avoir alerté la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. «Un jeune sur cinq» adhérerait, selon elle, à ces théories «alternatives». Le chiffre est tiré d’un sondage Ipsos réalisé au printemps 2014. Il représente en réalité le pourcentage de Français croyant en l’existence de la pseudo-société secrète des Illuminati. Parmi eux, un sur cinq estime que celle-ci «tire les ficelles de l’économie mondiale».
«Enfumage». Pour Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques, «le complotisme est un phénomène très ancien, qui a récemment connu une accélération. Celle-ci est liée d’une part au développement d’Internet, d’autre part au fait que le monde semble de plus en plus complexe - d’où la tentation d’en offrir une vision simplifiée. Enfin, pour une partie de la population, la défiance est telle vis-à-vis des élites que tout discours officiel apparaît comme de l’enfumage». Surreprésentés sur les réseaux sociaux, dépourvus pour certains de culture historique et politique, les jeunes sont particulièrement exposés aux théories complotistes. «Ahmed Merabet [l’un des policiers assassinés par les frères Kouachi, ndlr] n’est pas mort, affirmait ainsi au lendemain de l’attaque un jeune habitant d’un quartier populaire de Perpignan. Je l’ai vu sur Facebook : un tir de kalachnikov, ça ne fait pas de fumée. Tout ça, c’est pour faire porter le chapeau aux musulmans.»
Des thèses qui trouvent évidemment un écho dans les salles de classe. Sans toujours s’y confondre avec un autre phénomène, lui aussi minoritaire : la justification des attentats au nom de l’offense faite au Prophète. Gary, professeur de français dans un collège de Seine-Saint-Denis, raconte : «Lors d’un débat sur les attentats, j’ai d’abord eu la poignée de provocateurs qui les justifiaient d’une manière ou d’une autre. Ensuite seulement, lorsque j’ai évoqué les faits, quelques gamins ont levé la main pour me dire : "Mais monsieur, Coulibaly [le preneur d’otage de l’Hyper Cacher], il était déjà menotté lorsqu’il s’est jeté hors du magasin !" Presque pour plaisanter, je leur ai demandé s’ils croyaient aussi aux Illuminati : une jeune fille plutôt intelligente m’a répondu que oui. Ces élèves ne sont pas dans la confrontation : ils ne font juste aucune différence entre un discours institutionnel un peu étayé et la première bêtise lue sur Internet. Tout se mélange dans leur tête.»
Les principaux centres de productions de ces théories se trouvent bien en ligne, où certains sites y sont presque exclusivement dédiés. Comme Alterinfo.net ou ReOpen911.info, ce dernier étant entièrement consacré aux attentats du 11 septembre 2001. Parmi les poids lourds de la complosphère, se trouve aussi le site Egalité et Réconciliation, l’organisation d’Alain Soral, prompte à voir le «sionisme» derrière chaque soubresaut de l’actualité. Ou encore Dieudonné, dont le site Quenel+, dans un article publié le 8 janvier, jugeait «tout à fait plausible» que les actes des frères Kouachi soient une «opération sous faux drapeau», et concluait que «le 7 janvier 2015 restera une journée bien Mossad».
«La complosphère existe depuis l’apparition du Web, et même avant, explique Guilhem Fouetillou, cofondateur de Linkfluence, société spécialisée dans l’analyse du Web social. Comme tous les groupes de pensée qui s’estiment persécutés ou pas assez représenté dans les médias, elle s’est rapidement emparée de ce nouveau canal. Il faut distinguer deux choses. D’une part, le petit noyau des sites complotistes : très liés les uns aux autres, ils tendent à se professionnaliser et se reprennent réciproquement pour augmenter leur visibilité. D’autre part, les réseaux sociaux, où une masse d’utilisateurs peut se laisser prendre à ce jeu, mais de manière beaucoup moins engagée.»
«Prédisposition». Il est plus rare que de telles théories soient relayées dans les médias traditionnels. Mais c’est bien au cours d’émissions télévisées grand public que Marion Cotillard, Mathieu Kassovitz ou Jean-Marie Bigard ont chacun dit leurs doutes sur l’explication «officielle» des attentats du 11 septembre 2001. Des exemples rares, néanmoins. Et c’est auprès d’un tabloïd russe que Jean-Marie Le Pen a jugé que «l’opération [des frères Kouachi] porte la signature de services secrets».
Dans certains pays, les thèses complotistes peuvent en effet être relayées par des médias traditionnels, voire par des responsables politiques. A plusieurs reprises, la chaîne russe anglophone Russia Today a ainsi donné la parole au complotiste français Thierry Meyssan. En Turquie, le maire d’Ankara, membre du parti au pouvoir, a de son côté estimé que «le Mossad est certainement derrière» les attentats de Paris.
Pour Jean-Yves Camus, «dans les régimes autoritaires, et notamment arabes, marqués par le manque de démocratie et le bâillonnement des médias, nationalistes et fondamentalistes religieux expliquent tous les maux sociaux par des sources bien identifiées : sionisme, impérialisme américain… Créant chez le public une prédisposition pour les théories du complot». Reprises sur le Web francophone, ces thèses alimentent les conspirationnistes de l’Hexagone - petits entrepreneurs du complot, moins soucieux de vérité que d’élargir leurs parts de marché auprès d’un public en perte de repères.
http://www.liberation.fr/societe/2015/01/20/les-rouages-de-la-machine-complotiste_1185015
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