Guy Rouquet. - L’intérêt que je porte au chamanisme (1), et plus précisément à la façon dont il est perçu et promu dans notre monde contemporain m’amenait tout naturellement à chercher auprès de vous quelques réponses à mes interrogations. Votre réflexion sur le sujet est ancienne, et vos travaux font autorité. Cette connaissance se fonde sur une expérience de terrain à laquelle vous vous êtes longuement préparée en entreprenant des études d’ethnologie, de linguistique et de russe tout en travaillant à la Bibliothèque du Musée de l’Homme et en apprenant le mongol. Vous avez observé les mœurs et pratiques des peuples vivant dans la taïga durant des années, à une époque où, en raison de la situation politique, les chercheurs occidentaux se comptaient sur les doigts de la main. Cette expérience vous a conduite, entre autres activités et responsabilités, à rédiger divers articles et ouvrages, à dispenser des cours de haut niveau à l’École pratique des hautes études (EPHE), dans la section Sciences religieuses (Religions de l'Asie septentrionale), à diriger aussi le laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative de Paris X. Depuis l’effondrement du bloc soviétique, vous vous êtes attachée à former de jeunes chercheurs sur les us et coutumes des peuplades vivant dans cette «terre de chamans» qu’est l’immense taïga, tout en effectuant vous-même, pour les besoins de vos propres travaux, de brèves missions comparatives en Chine, en Corée et à Taïwan. Et je passe sous silence ici les colloques auxquels vous participez.
Aussi suis-je particulièrement sensible au fait que vous ayez accepté de répondre à mes questions qui, je m’empresse de le préciser, sont destinées avant tout à recueillir votre sentiment sur l’attrait actuel pour le chamanisme que manifeste un nombre croissant d’Occidentaux. Davantage qu’un attrait, un engouement dont témoignent de plus en plus de fictions, de publications, de documentaires, de thèses ou mémoires universitaires mais aussi de propositions de séjours, séminaires ou visites par des voyagistes flairant la bonne aubaine. Et il me semble que cet engouement mérite d’être interrogé car force est de constater qu’il génère bien des malentendus et tend à brouiller les repères, - les écrits les plus farfelus et pseudo-scientifiques ayant tendance à damer le pion aux travaux des sociétés savantes et des observations rigoureuses faites sur le terrain.
Parmi ces malentendus, je voudrais mettre en relief celui-ci : le chaman est un être supérieur dont l’intelligence des êtres et des choses est inséparable du recours à l’ingestion ritualisée de substances dites sacrées, de drogues préparées à base de plantes divines (2) présentées comme « visionnaires », permettant de voyager dans le temps comme dans l’espace, de découvrir les réalités et vérités essentielles des mondes autres (3), occultées par des siècles de rationalisme, de scientisme, de judéo-christianisme… Selon cette définition, l’Amazonie serait, par excellence, la patrie du chamanisme, celle qui concentrerait l’essentiel des savoirs et des pouvoirs chamaniques. Cette perception du phénomène est largement répandue. Que vous inspire-t-elle?
Roberte Hamayon.– Le chamanisme était considéré comme un phénomène primitif, résiduel et voué à disparaître quand j’ai commencé à m’y intéresser au milieu des années 1960, auprès d’Éveline Lot-Falck, au Musée de l’Homme à Paris. Seuls paraissaient l’évoquer encore quelques objets conservés dans les fonds (costume couvert de pendeloques en ferraille, tambour) et les récits qu’elle tirait de la très abondante littérature russe d’avant l’époque soviétique. Mais cette impression allait vite se dissiper selon deux voies très différentes et sans rapport l’une avec l’autre. (…)
Pour lire la suite de l'entretien: http://www.psyvig.com//doc/doc_19.pdf
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